Entre les lignes il y a le coeur - Don't take it personally, babe, it just ain't your story

Christine Love a un projet. C'est du moins ce que me font croire ses deux derniers ouvrages interactifs, Digital: A Love Story et Don't take it personally, babe, it just ain't your story.


Le premier se présente comme un retour au temps de l'Internet primitif, et compte sur la capacité (ou simplement la volonté) du joueur à naviguer ses chemins archaïques: mots de passe, connexion téléphonique, raccourcis illicites et forums obscurs. Le second visualise un futur assez proche où les communications par réseau social ne seraient plus une extension relativement balisée de l'espace privé, mais bien sa continuité parfaitement transparente. Le "projet" que suggèrent ces prémisses, et qui selon moi est confirmé par les produits finis, est de documenter le rapport changeant de la société informatique aux méthodes de communication qu'elle s'invente, et de détourner la forme de ces moyens pour commenter l'état d'esprit qu'ils induisent. Dans le portrait de moeurs communicationnelles que dresse Love jusqu'à présent, l'exhibition totale succède en toute logique à la reclusion la plus complète.

Digital simplifie et "ludifie" passablement le médium désuet qu'il reproduit, et Don't take it personally va jusqu'à réduire l'intervention du lecteur à une série de clics dépourvue de toute difficulté concrète. Dans les deux cas, l'épure se fait au profit de l'efficacité narrative, qui n'en demeure pas moins rythmée à la guise du joueur. Mais Don't take it personally, auquel je m'intéresserai pour le restant de cet article, a ceci de particulier que l'effort minime favorise une implication dramatique foudroyante, pour peu qu'on choisisse de le prendre un peu... personnellement. C'est une oeuvre nuancée, dangereusement actuelle, et profondément brillante dans son maniement d'une impressionnante quantité de données culturelles. Voyons cela d'un peu plus près.


Don't take it personally, babe, it just ain't your story raconte l'histoire de John Rook, professeur d'anglais d'une quarantaine d'années, nouvellement arrivé à l'école secondaire de Lake City, quelque part en Ontario. La législation interne de l'école se veut bienveillante, et attribue à son personnel un moyen efficace de surveiller sa clientèle: un accès direct et permanent à tous les échanges, privés comme publics, tenus par les élèves sur le réseau de communication "AmieConnect" (le lien avec un certain site populaire est à votre discrétion). Avec l'année scolaire débute donc l'apprivoisement, sur le Net comme en personne, du groupe de six adolescents sous la tutelle de John. La tâche du joueur: faire défiler tout simplement les dialogues, espionner les correspondances au même titre que le protagoniste, en plus d'effectuer un choix occasionnel dont le degré de conséquence narrative variera du négligeable au très important.

Une qualité rare distingue immédiatement Don't take it personally, et c'est la qualité brute de son écriture. Aucune étude de contenu ne saurait vraiment traduire ou synthétiser le naturel, l'humour et l'intelligence qui émane de la très grande majorité de son texte abondant. Si vous éprouvez le moindre intérêt de fréquenter pendant quelques heures une plume maîtrisant parfaitement l'art du dialogue énergique, spirituel et poignant, ne lisez pas un paragraphe de plus et précipitez-vous sur cette page.

Si tant d'hyperbole ne vous suffit pas cependant, je peux bien me fendre en quatre et tenter de vous convaincre par la magie de l'analyse.

Essentiellement, comme je l'ai laissé entendre plus haut, Don't take it personally est un ouvrage portant sur la communication. C'est une exploration de la manière dont les gens se parlent, des attitudes qu'ils adoptent en situation de crise personnelle, et des remises en question que ces réflexes leur inspirent a posteriori. Mais rien de tout cela ne trouverait preneur sous la forme d'un exposé théorique, et c'est la distillation de ces thèmes dans un scénario prenant qui lui accorde une portée véritable. Présentée comme une plongée intime et clandestine dans l'imaginaire d'un groupe d'adolescents, l'oeuvre contemple ces actes d'intégration sociale au moment où l'identité propre est en pleine formation, et où les pulsions se manifestent sous leur aspect le plus fébrile.


Prenons Akira, par exemple. Jeune homme attachant et plein d'entrain, celui-ci procèdera au cours du récit à ce qu'on appelle en bon français son "coming-out". Mais les ados de 2027 -- l'année où l'histoire prend place -- acceptant plus que jamais l'homosexualité comme une simple chose de la vie, et se montrant parfaitement aptes à en détecter les signes dans le comportement de quelqu'un, il sera en quelque sorte le dernier surpris par la découverte de son orientation. Devant le soutien amusé de son entourage, relayé en bonne partie via les conversations virtuelles, l'histoire de son épanouissement sentimental en compagnie du cloîtré mais charmant Nolan s'avère crédible et touchante. Mais la longue durée du jeu, et la période étendue sur laquelle se déroulent ses événements, permettra aussi d'explorer l'envers de cette affirmation de soi, le jeune couple se retrouvant face à des tourments ne comportant pas de solutions faciles. Au bout du parcours, la pire détresse aura côtoyé les plus grands bonheurs, et les personnages nous auront montré leur visage devant chacun, nous apparaissant humains et véritables.

Les autres personnages ne sont pas en reste. Kendall et Charlotte, encore fraîches sorties d'une romance passionnée, contempleront le dilemme de reprendre ou non leurs amours, et le jeu s'intéresse moins à la tournure que prendra leur relation qu'à la grande ambiguïté de la situation, clarifiant à la fois ce qui les pousse l'une vers l'autre et ce qu'elles risquent de raviver comme blessures. Arianna, jolie fille pimpante et généreuse de sa personne, sera prise d'envies ne convenant pas exactement à son âge, et révèlera sa vulnérabilité à travers ses échanges privés, peu importe l'influence que le joueur décidera d'avoir sur ses tribulations. Et finalement, il y a Taylor: adolescente égoïste, voire proprement immature, son émotivité grandiloquente surplombe les drames des autres telle une insaisissable menace, que le joueur s'avèrera impuissant à contenir entièrement. C'est elle-même qui choisira de réformer certains aspects de son caractère, encore une fois avec un impressionnant degré de nuance dans l'écriture de ses propres efforts et de la manière dont les autres la perçoivent.

Le génie de Love, dans son traitement d'un matériel qui aurait facilement pu s'avérer d'un bancal insupportable, est d'équilibrer les trames de façon à les rendre à la fois suffisantes à elles-mêmes et inextricables des autres. Le brillant dispositif qu'est "AmieConnect" permet, voire force une narration se déroulant sur plusieurs plans simultanés, procurant l'illusion d'un présent dense et mouvementé. Le joueur-lecteur ne fait peut-être que laisser l'histoire suivre son cours, mais il est loin d'être inactif ; son esprit est toujours occupé à mettre à jour sa compréhension des liens entre les six jeunes, son attention constamment sollicitée par le petit chiffre en haut de l'écran et par l'indicatif sonore qui l'accompagne. Tout lire sur-le-champ ou laisser les missives s'accumuler un peu? C'est la question qui nous vient le plus souvent à l'esprit durant la traversée du récit, et c'est une pensée qui en dit long sur le rapport aux communications modernes dont l'oeuvre témoigne.


Car au-delà de ces mélodrames qu'on a déjà pu voir ailleurs sous une forme ou une autre, Don't take it personally raconte l'histoire d'une obligation professionnelle devenant peu à peu fascination malsaine. Et au milieu du tout, ne l'oublions pas, se trouve John, l'enseignant ; figure qui s'avère, à l'inverse du trois quarts des personnages de jeu vidéo, tout le contraire d'une page blanche. Le récit nous place dans la perspective d'un minable, d'un quadragénaire incapable d'éprouver la moindre estime de lui-même, et cette caractérisation s'avère cruciale au propos d'une oeuvre qui, dès le moment où elle affiche son titre, ne leurre absolument personne. En effet, au même titre que l'enseignant finira par accorder une primauté un peu excessive aux mésaventures de ses élèves, le joueur aurait tort de prendre l'histoire de John pour la sienne et de s'y coller trop intimement. Par des moyens inégalement aboutis mais néanmoins fascinants, Don't take it personally devient par la force des choses une brillante réflexion sur la mise à distance, et sur sa nécessité en face de ce qui ne nous concerne pas directement.

Contre son gré, à travers une série de développements lui passant complètement au-dessus de la tête, John Rook se fera jouer un tour. Un tour mesquin, plus ou moins vraisemblable, sur lequel le jeu insistera lourdement sans pour autant réussir à le dénouer d'une manière suggérant autre chose qu'une froide ironie. Mais peu importe la réussite de la démonstration, le personnage sera confronté aux effets de sa crédulité, au malaise que lui inspire sa surveillance ; encore une fois, et c'est la clé de toute la chose, au même titre que le joueur, qui avec un peu de bonne volonté n'aura pu faire autrement que de s'investir dans l'histoire. La morale en bout de course est présentée sans grande délicatesse, mais sa lucidité épate: devant la crise d'une personne que l'on ne connaît qu'à moitié, paniquer n'est pas la solution, pas plus que s'en vouloir ou tout ramener à soi. Le concept de vie privée a beau s'effriter tranquillement, vaut mieux se dire que l'exhibition de soi permet aussi de mieux se comprendre et se soutenir, au lieu de lamenter la perte d'une quelconque pudeur. Accepter que chacun est ultimement responsable de son propre destin, puis changer la fin d'une époque en nouvelle solidarité ; une idée défendue ici avec vigueur.


Évidemment, surprise des surprises, apprécier Don't take it personally ne va pas nécessairement de soi. Les revirements les plus intéressants de ce long récit prennent place durant sa première moitié, et le système de messagerie est parfois écarté du portrait assez longtemps pour mettre en lumière à quel point le jeu dépend de sa présence pour se distinguer d'un simple roman. Les abondantes références à la culture "otaku" risquent de repousser plus d'un amateur potentiel, tout comme le graphisme manga et la musique allègrement criarde le rapprochant de la tradition du "dating sim" japonais. Développement lent, présentation statique, sentimentalité à outrance... Pas de quoi plaire à tout le monde et à son voisin.

Heureusement, Don't take it personally voit plus loin que ses limites, et ne dépend pas d'une quelconque affinité avec ses référents pour emporter la sympathie. C'est plutôt un objet qui, au lieu de renier la sous-culture qui l'a inspiré, recycle son langage à des fins expressives et structurelles. Les conversations de "trolls" que l'on retrouverait d'ordinaire sur le site 4chan, par exemple, font ici office de choeurs grecs, servant à la fois d'allègement du ton dramatique et de commentaire sur le récit en cours. Les "smileys", acronymes et autres signifiants d'une communication largement informatisée enrichissent les correspondances au lieu de les polluer, l'évidente familiarité de l'auteure avec ces codes ajoutant à l'authenticité de l'ensemble. Ajoutez à tout cela le penchant de Christine Love pour la mise en abîme, que le contexte du cours de littérature lui permet d'exploiter à coeur joie, et l'écriture résultante se révèle formidablement complexe à défaut d'être toujours subtile, ses qualités dépassant de loin la seule habileté narrative.


Ce que tout mon charabia revient à dire, c'est que l'un des meilleurs ouvrages interactifs de cette année (appelez ça un "jeu vidéo" si ça vous chante) en est un qui demande au récepteur de ne pas faire grand-chose d'autre que cliquer machinalement pour faire avancer une histoire à variations minimes. Il lui demande de lire durant des heures, sans exactement rejoindre le niveau de la plus grande littérature. Ce qui le distingue d'un roman traditionnel, ainsi que du "roman visuel" japonais dont il affiche les attributs de surface, c'est son désir d'interroger la forme et les conventions du matériel auquel il s'apparente afin d'en percer la réalité sous-jacente. C'est l'activité mentale et émotive qu'il se montre capable de susciter avec des moyens plus que restreints, au service d'un discours au diapason du monde dans lequel nous vivons. C'est l'impression de soin qui se dégage de ses moindres ponctuations, et qui lui procure au final sa grande humanité.

Bref, ça vaut la peine de s'en faire une idée.

4 réflexions au sujet de “Entre les lignes il y a le coeur - Don't take it personally, babe, it just ain't your story”

  1. C'est l'histoire d'un gars qui a pas le temps de te répondre, pis après ça qui oublie de te répondre! (heureusement, son début de réponse était enregistré dans un Bloc-notes quelque part)

    Premièrement, je pense que l'auteure aime simplement le style. Ça se sent dans l'espèce de candeur et de sincérité qui se dégage de toute la chose. Tu mets pas autant de travail dans quelque chose si t'aimes pas ça au moins un peu, et du travail c'est ce que je sens dans chaque scène.

    Outre ça, j'essaie de donner quelques explications intellectuelles dans mon texte (comme par exemple qu'il y a des raisons thématiques assez profondes, et en effet je pense qu'il faut le prendre au moins un peu comme une réflexion sur la culture d'où ça sort), mais honnêtement je pense que dans son genre c'est simplement plutôt réussi. Est-ce qu'on est tannés de voir du graphisme comme ça? Peut-être. Est-ce que ça passe bien l'émotion voulue / nous donne un petit supplément d'information sur les personnages et sur leur caractère? Je pense que oui, et que ça aide à maintenir l'intérêt.

    Dans le temps que ça m'a pris pour te répondre (et dans la bière que je suis en train d'ingérer, j'imagine), j'ai oublié une coupe d'arguments, mais ultimement je te dirais que je vois aucune bonne raison pour dire que le jeu aurait dû avoir l'air d'autre chose, et que finalement c'est une question de feeling.

    Parce les feelings, rien qu'ça d'vrai sti.

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  2. Justement... je trouvais que tout ce japanisme était inutile. Je voyais pas le lien avec l'histoire. Ça aurait pu être des noms nord-américains et des dessins plus européen (ou pas de dessin du tout, ou alors des dessins plus abstrait).

    Est-ce qu'il y a une raison de pourquoi c'est spécifiquement japonais?

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  3. T'as raison, j'ai oublié la durée. Mais quand je dis long, je le pense, et je le pense aussi en fonction de ce qu'on attend généralement d'un jeu freeware: j'estime un bon 3 heures, voire 4 si tu prends le temps de bien mastiquer. Et si comme moi tu prends des notes comme un fou à chaque deux répliques, ben monte ça à 6 heures : P (sans compter que je l'ai fait deux fois)

    C'est important de préciser à quel point je connais rien à la culture manga/otaku, et que j'ai donc vraiment pas laissé ça influencer mon impression. Mais surtout, je trouve que l'écriture parle tellement plus fort que les images, avec tellement d'intelligence (toujours selon moi ; j'invite les contre-arguments), que je vois vraiment l'audiovisuel comme un accompagnement plus qu'autre chose. Ça fait partie de l'expérience, mais pour moi c'est une oeuvre littéraire interactive avant tout. J'invite vraiment à essayer par soi-même.

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  4. Tu dis que l'histoire est très longue et tout, mais tu oublies de précisé qu'on fini le jeu en genre quoi? 2h? C'est pas SI long que ça.

    Personnellement, c'est poche à dire, mais je suis de ceux qui n'ont pas accroché à cause justement de l'esthétique manga et de l'écriture trop semblable aux insuportables mangas mal écrits.

    Mais bon, je veux pas péter ton fun et je veux surtout pas avoir l'air de dire que ça ne veut pas la peine d'être essayé. Faque si vous lisez mon commentaire plate après avoir lu l'article de Louis et que vous n'avez pas encore essayé le jeu, ben oubliez mon commentaire! 😀

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