La vie au bord du gouffre - SPENT

Dans le cadre d'un cours de création cinématographique, j'élabore présentement avec quelques pairs un petit film ayant pour sujet le sentiment de honte éprouvé par un jeune homme forcé, au terme de sa formation professionnelle, de recourir à l'assistance sociale (affectueusement surnommée "le B.S."). Il s'agit d'un thème qui m'intéresse autant que n'importe quelle autre problématique de société, mais avec lequel j'ai de la difficulté à m'identifier, faute d'avoir vécu moi-même la misère économique.

Un peu de recherche préalable a aidé à se familiariser avec les faits liés au phénomène, autant les données statistiques (le taux général de participation est à la baisse, beaucoup de gens n'en bénéficient qu'une très brève période...) que l'impact psychologique du soutien de dernier recours ; aspects du sujet aussi couverts par la pertinente série Naufragés des villes, présentement diffusée les lundi soirs à RDI. Mais à quelques jours du tournage, alors que notre scénario rudimentaire demeurait incomplet et incertain, il me manquait encore la clé de l'affect que nous voulions traduire. À quoi ressemble, au niveau le plus intime, le vécu d'une personne à très faible revenu?

C'est alors que j'ai joué à SPENT, que vous pouvez aussi essayer à l'instant dans votre navigateur Web.

En termes très sommaires, le but de SPENT est de survivre un mois en périphérie d'une grande ville, sur un fonds de base de 1000 dollars. Chaque journée amène une décision importante ou un autre événement de nature économique, sélectionnés à partir d'une banque assez restreinte de variantes pré-conçues et ordonnés aléatoirement à chaque nouvelle partie. Et à moins de connaître d'avance la panoplie de choix et leurs conséquences, parvenir au terme des trente jours peut s'avérer assez ardu.

L'élément qu'il est important de considérer, et qu'il serait pourtant facile de négliger, est le suivant: loin d'être l'innocente création d'un petit génie informatique disposant d'un peu trop de temps libre, SPENT a été conçu par la firme publicitaire McKinney dans le but de promouvoir les activités de l'organisme de charité Urban Ministries of Durham, soutenant les gens dans le besoin d'une petite ville en Caroline du Nord. Il va donc de soi que l'intention (et l'effet) de SPENT ne soit pas exactement de distraire allègrement son utilisateur.

En effet, le contact initial avec SPENT s'avère assez brutal. Après le choix d'un emploi et celui de bénéficier ou non du régime d'assurance-santé, vient le premier vrai choc: le prix du logement, qui, même très éloigné du centre urbain, siphonne immédiatement la plus grande part des fonds limités. Entre le premier du mois et la première paie, les luxes sont écartés autant que possible, et bien vite des décisions qui pour bien des gens iraient de soi -- par exemple fournir des soins médicaux à un parent, ou réparer les bris matériels imprévus -- deviennent autrement plus délicates dans ce contexte fictif particulier. Au-delà des conséquences financières immédiates, SPENT comporte un degré d'ambiguïté morale et psychologique étonnamment porteur.

Le coeur de la chose, pour moi, s'est dévoilé à travers les décisions ayant trait à l'enfant dont le jeu nous attribue la responsabilité (monoparentale, évidemment). Après lui avoir refusé des chaussures de marque et une inscription coûteuse au programme d'élèves doués, j'ai dû choisir entre allouer un petit montant quotidien à ma progéniture pour ses repas de midi, ou la laisser s'humilier avec la nourriture distribuée gratuitement par son école (autrement dit, le "dîner des pauvres"). La fatigue aidant peut-être, j'ai trouvé ce dilemme très prenant. Et à vouloir trop me racheter auprès de mon petit, je n'ai finalement pas réussi à me rendre au bout du mois.

Décidément impressionné par ce premier essai et par l'exécution de surface (la présentation du jeu est simple et sobre, mais élégante), j'ai décidé de lire quelques commentaires d'utilisateurs sur les sites où je l'avais vu circuler. Quelle ne fut pas ma surprise, m'attendant à des réactions partageant mon enthousiasme, de voir le consensus tendre davantage du côté de l'indignation. À s'y fier, le jeu serait terriblement "irréaliste", voire propagandiste ; les impasses financières qu'il nous inflige seraient d'un ridicule consommé, orientées uniquement dans le but de servir les visées froidement promotionnelles du machin. Dans le rassasiement satisfait de ma curiosité personnelle, les artifices l'avaient-ils emporté sur la raison?

Je suis donc revenu au jeu le lendemain, et comme de fait ses limites ont commencé à se révéler sur-le-champ. Certaines solutions systématiquement bénéfiques se sont vite imposées à la conscience (la vente de garage en début de partie, par exemple, moyen garanti de se rendre la vie plus facile). D'autres inclusions s'avèrent carrément inefficaces dans la transmission de l'idée qui les motive ; c'est le cas notamment du panier d'épicerie, trop peu dispendieux pour suggérer la misère autant que désiré. Mais c'est surtout l'absence de variations dans le coût des choses et les messages d'explication un peu insistants -- mais tout de même persuasifs et manifestement bien documentés -- qui attestent de l'intention de diffuser un message clair en laissant peu de place à l'interprétation personnelle. Un jeu qui ne gagne pas à être exploré en profondeur, donc.

L'une des trouvailles les plus originales du jeu, à savoir l'option occasionnelle de "demander l'aide d'un ami" sur Facebook, s'avère aussi une opportunité manquée. Moyen théoriquement ingénieux d'évoquer de façon purement systémique l'atteinte à la dignité que constitue l'appel au prêt personnel ("Vous n'auriez jamais besoin d'aide, n'est-ce pas?", demande le jeu en ouverture), cette fonction ne se révèle en fait ni plus ni moins qu'un raccourci facile et trivial: ledit message public peut en effet être immédiatement supprimé sans conséquence sur le déroulement de la partie. La prémisse même du jeu supposant la difficulté de s'en sortir seul, une grande partie de sa rhétorique s'écroule à la découverte de cette faille, dont la seule utilité est de contribuer à la promotion virale du jeu par l'entremise d'un réseau social populaire ; harcèlement dont bien des gens se passeraient volontiers.

Mais oublions un instant toutes ces lacunes, et considérons à nouveau SPENT d'un oeil plus favorable: comme un exemple tout à fait légitime de spécimen interactif portant un discours imbriqué au moins en partie dans ses mécanismes ludiques. Dans le meilleur des mondes, le jeu aurait sans doute avantage à permettre un plus grand éventail de déroulements, voire de rendre la simulation plus complexe et détaillée. Mais ce serait courir le risque de diluer l'argumentaire d'une courte expérience dont la force est justement d'être spécifique. Dans sa forme actuelle, il s'agit d'un jeu compact et accessible profitant de son immédiateté pour confronter directement le joueur à la difficulté d'une certaine réalité, aussi trafiquée soit-elle, dont il était possiblement ignorant. Et personnellement, il m'a donné un petit coup de pouce pour le film que j'avais à faire.

Je ne vous dirai pas si j'ai donné ou non deux dollars pour le repas d'un démuni, tel que propose le jeu en fin de parcours. Je ne veux pas avoir l'air du gars qui profite de ce blog pour se donner une image de chevalier des bonnes causes, ni de celui qui aime se faire aller les mâchoires sans avoir rien de concret à offrir en échange ; le jugement de contribuer ou non vous appartient entièrement. Ma seule intention était d'aider à la diffusion de SPENT, mais surtout à la compréhension des enjeux de design interactif qu'il soulève et des questions de société qu'il aborde avec sérieux malgré sa nature d'outil promotionnel.

Si vous connaissez d'autres jeux s'adonnant à un effort similaire de sensibilisation, il me ferait plaisir de les connaître.

Laisser un commentaire