Gaspiller sa prémisse - Alice: Madness Returns


Dès l'instant de son dévoilement public il y a un an ou deux, ma curiosité a été piquée par l'idée de Alice: Madness Returns. La simple existence de ce titre est en soi un phénomène très intéressant, pour différentes raisons qu'il me semble pertinent de préciser avant d'aller plus loin.

Il s'agit d'abord de la suite d'un jeu PC paru il y a maintenant dix ans ; un effort louable qui a fait jaser au moment de sa sortie, mais qui n'a jamais généré -- ou justifié -- un enthousiasme assez grand pour laisser croire qu'une suite verrait le jour éventuellement. Chapeauté par Electronic Arts au même titre que l'extravagant Shadows of the Damned qui parut une semaine plus tard, Madness Returns est aussi une production dotée d'une prémisse anormalement délirante pour cet éditeur foncièrement conservateur, et renforce l'impression que la compagnie traverserait ce qu'on pourrait presque appeler une période "brave" (ou à tout le moins "confiante"). Et finalement, non sans importance, c'est un jeu dont le gameplay apparaît tout droit sorti d'une machine à remonter le temps ; entrevoyez-le distraitement du coin de l'oeil, et vous n'auriez pas tort de vous croire en présence d'un jeu de plate-formes en trois dimensions comme on en a vu sortir des tas durant la période Nintendo 64.

Tous les arguments pour un succès commercial explosif, quoi!


C'est cette dernière aberration, à savoir un design de jeu renvoyant à une époque de plus en plus lointaine, qui fonde la plus belle proposition de l'effort. Là où American McGee's Alice se contentait d'une brève allusion au "vrai monde" avant de plonger dans le fantastique et ne plus jamais regarder en arrière, Madness Returns étoffe un peu sa narration et se décline en alternance d'escapades merveilleuses et de courts intermèdes situés dans un Londres victorien fortement stylisé, mais constituant nettement le "réel" du récit. Ce que la première demi-heure de jeu installe donc, de manière un peu lourde mais à tout le moins efficace, c'est une opposition claire entre le monde terrestre -- où les mouvements d'Alice sont restreints, sa tenue modeste et sa chevelure plus courte -- et son Pays des Merveilles, refuge intérieur prenant l'aspect d'une libération, procurant au jeu sa première explosion de couleurs vives, et correspondant surtout au moment où les élégantes mécaniques de saut et de course entrent en jeu. Suivra bien vite le dévoilement de l'état de péril agitant cet univers mental, conséquence de l'effacement de mémoire "thérapeutique" subi par l'héroïne durant ses périodes lucides ; rapidement, le jeu fournit plusieurs bonnes raisons de croire que nous avons affaire à une oeuvre mémorable, sorte de cousin du Labyrinthe de Pan dont les éléments ludiques seraient au service d'un fascinant plaidoyer pour la préservation de l'imaginaire.

Pendant quelques heures, pour peu qu'on démontre un intérêt pour le gameplay passablement archaïque qu'il abrite, Madness Returns épate donc par son imparfaite fraîcheur. L'apprentissage des règles singulières de son univers est amusant, des réflexes familiers sont éveillés (à condition, bien sûr, d'y avoir été formé durant les beaux jours du N64), et l'agencement de séquences d'exploration et d'affrontements mouvementés est suffisamment bien dosé pour installer un rythme confortable. C'est un monde qu'il faudrait avoir l'esprit sérieusement endurci pour ne pas éprouver le moindre plaisir à visiter, du moins au départ. Mais avant même d'avoir terminé ce premier chapitre, le joueur aura le temps d'éprouver un certain épuisement. L'éclatante palette fait place à des mornes teintes jaunâtres, le joli décor forestier à une machinerie industrielle beaucoup trop typique, et la progression légère mais agréable se mute en série d'automatismes lassants. L'étonnante visualisation de Londres a le temps de paraître très, très lointaine, et c'est une impression qui risque malheureusement de persister pour la durée entière de ce trop long jeu.


La principale irritation de Madness Returns n'a donc rien à voir avec son écriture et sa réalisation esthétique, bien que les deux aspects laissent à désirer par endroits. Elle provient plutôt du mauvais dosage entre jeu et narration, et dans une plus large mesure encore de son grave problème de redondance ludique. Les entractes londoniens passent tous près d'être mémorables d'une manière ou d'une autre, mais sont systématiquement trop brefs ou insuffisamment interactifs pour servir le contraste de façon appropriée ; les développements prenant place dans le monde merveilleux, quant à eux, sont assez nombreux mais trop espacés par les longues -- longues! -- traversées d'environnements périlleux pour laisser la moindre tension ou motivation narrative faire son effet. Le jeu accorde trop d'importance à la même poignée de blocs d'action, les enchaîne machinalement dans une tentative artificielle de masquer sa répétition, et semble trop souvent inintéressé (ou simplement incapable) de proposer des séquences de navigation et de combat stimulantes pour l'esprit.

Du début à la fin, les mêmes ennemis seront vaincus en recourant aux mêmes techniques ; les mêmes habiletés révèleront les mêmes passages secrets, qui mèneront aux mêmes récompenses plus ou moins utiles à l'ensemble. Garder l'oreille ouverte pour la rumeur distincte d'un groin de cochon, réduire Alice à la taille d'un petit rongeur pour dévoiler des surfaces invisibles apparaissent comme des idées de moins en moins fraîches. De temps à autre un éclat d'imagination happe l'esprit (voir l'introduction du chapitre 4, son décor vertigineux et ses tourbillons de cartes à jouer), les environnements affichent à la fois une belle variété et une certaine cohérence thématique avec les développements du scénario, mais c'est souvent trop peu, trop tard ou simplement trop pour faire oublier le flagrant manque de substance du gameplay lui-même. Tout cela tandis que la narration, malgré une écriture se complaisant fréquemment dans un cryptisme dépourvu d'humour ou de poésie particulière, paraît légitimement désireuse de garder le joueur investi dans son mystère. Madness Returns ose après tout évoquer sans flancher des thèmes lourds tels que l'abus sexuel, la dissolution du lien familial et le conditionnement de moeurs à l'âge où le caractère est en pleine formation. C'est ultimement cette richesse latente que le jeu échoue à honorer, plus encore que la satisfaction cognitive qu'il ne parvient pas à fournir.


Alice: Madness Returns apparaît donc comme une expérience adressée à qui veut bien l'entendre, qui détonne et fait le plus grand bien à voir dans un paysage beaucoup trop dominé par les protagonistes masculins et les récits sans saveur, mais dont le résultat concret s'avère frustrant. Le récent Catherine, malgré ses différences énormes et ses propres déficiences, est parvenu à mieux réaliser certaines de ses ambitions en ce qui a trait au partage entre rêve et monde éveillé ; mais il a beau lui exister des alternatives supérieures, les promesses formulées d'entrée de jeu par cette nouvelle appropriation du conte d'Alice étaient suffisamment alléchantes pour en faire une authentique déception.

1 réflexion au sujet de “Gaspiller sa prémisse - Alice: Madness Returns”

  1. « Chapeauté par Electronic Arts au même titre que l'extravagant Shadows of the Damned qui parut une semaine plus tard, Madness Returns est aussi une production dotée d'une prémisse anormalement délirante pour cet éditeur foncièrement conservateur, et renforce l'impression que la compagnie traverserait ce qu'on pourrait presque appeler une période "brave" (ou à tout le moins "confiante"). »

    Sauf que là, étant donné que les 2 jeux ont été des flops total (au niveau des ventes), ça va pas donné envie à EA de recommencer l'expérience. Et ça, c'est vraiment triste.

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