Pourquoi Bulletstorm

"BULLETSTORM, C'EST ÉCOEURANT!!!!"

Ça, c'est la réponse que je vous donnerais si vous me demandiez de résumer en quelques mots ce que je pense de la récente sortie d'Epic Games. Demandez-moi d'élaborer un peu par contre, et la réponse devient passablement plus compliquée. Ayant terminé le jeu trois fois et consacré plusieurs heures à son mode "arcade" depuis sa parution en février, je me sens assez qualifié pour tenter une clarification.

Depuis le début de sa promotion, les publicitaires d'Electronic Arts ont présenté Bulletstorm comme le sauveur d'un genre en perdition (le "first-person shooter"), l'alternative à certaines tendances jugées lourdingues et ennuyantes. Plus le temps passait, plus les promesses d'un gameplay valorisant la "créativité" du joueur se faisaient insistantes, sans que ne soit jamais écartée une grossièreté criarde qui s'annonçait caractéristique du produit.

Le battage a culminé avec l'hilarant Duty Calls, micro-jeu satirique enfonçant le clou des traits les plus discutables d'une certaine série populaire. Que le résultat final se montre digne de cette mise en marché haute en couleurs ou qu'il ne s'agisse que d'un vulgaire coup d'épée dans l'eau, l'atterrissage du bidule s'annonçait intéressant à observer, d'autant plus que le marché des "shooters" génériques visé par la campagne paraissait de plus en plus saturé.

Et au bout du compte, qu'est-il advenu du jeu en tant que tel?


La réponse du fanatique: FANTASTIQUE. Le meilleur jeu de tir depuis Killzone 2, aussi brutal et satisfaisant, mais assez unique pour occuper une catégorie complètement à part. Les décors de jeu d'action à gros budget les plus réjouissants depuis des lustres, peut-être depuis BioShock, mais encore une fois trop distincts pour être mis dans le même panier. Et toujours dans le registre des productions occidentales d'une certaine ampleur: les textes les plus hilarants depuis le premier Portal. Rien de moins, si vous voulez mon avis honnête.

La réponse du critique raisonnable: un jeu d'action bien monté, aux mécaniques inventives, misant à fond sur une soif de sang débile et possiblement malsaine. Une campagne de bonne durée, plutôt bien rythmée, affublée d'une intrigue banale et de dialogues irritants. En somme, un divertissement coupable tout à fait décent, ponctué de navrantes maladresses de design et d'écriture, d'autant plus gênantes qu'elles minent un ensemble de bonne qualité.

Ce que l'amateur en moi est tenté de répliquer à ces réserves, c'est...

FUCK LA RAISON


Bulletstorm est un jeu qui nous met entre les mains une carabine à quatre barils, un canon à boulets bondissants et un fusil à perceuses dirigeables.

C'est un jeu où il est possible de regrouper en tapon cinq ou six maniaques, de les incinérer d'un feu d'artifices bien placé, avant de les projeter dans les airs d'une violente décharge électrique et de les achever au vol en téléguidant -- au ralenti et en gros plan -- une balle de "sniper" explosive.

C'est un jeu qui tantôt nous place aux commandes d'un tyrannosaure mécanique projetant des lasers avec ses yeux, tantôt nous fait mitrailler des hélicoptères à bord d'un train poursuivi à toute vitesse par une roue GIGANTESQUE, et tantôt fait s'écrouler des immeubles et craquer l'asphalte sous les pieds du héros, tandis qu'un reptile colossal mugit sa colère maternelle.

Bref, c'est un jeu doté d'un sens du délire et de la démesure proprement ravigotant, une montagne russe inlassablement spectaculaire, poussant à son extrême limite l'esthétique du "blockbuster" ébouriffant. Suffit d'être un peu habile, et surtout d'avoir envie de déterrer son esprit de "p'tit gars" pour l'apprécier pleinement ; car il faut bien l'admettre, l'effort ne s'adresse pas exactement aux sphères les plus mûres de l'intelligence humaine.

Et en ce qui me concerne, c'est un cas où le plaisir de la sensation forte dépasse largement l'objectivité.

Pourtant, il serait tout à fait légitime de jouer les chapitres d'introduction de Bulletstorm et de choisir, sur la seule base de cette première heure, de ne pas y consacrer une minute de plus. Non pas à cause du contenu violent et hypergrossier (bien qu'il le soit, sans doute assez pour rebuter bien des gens), mais parce que ce prologue s'avère tellement contraire à tout ce que le matériel promotionnel a voulu nous faire anticiper.

Il y a d'abord ce recours de plus en plus répandu et complaisant au fameux "quick-time event", appliqué à des situations où un tel degré d'interaction minime s'avère insultant ou carrément dérangeant. La toute première scène, où l'ivrogne de protagoniste tient en joue un captif terrorisé, rappelle d'ailleurs un peu trop directement la répugnante séquence de torture en point de vue subjectif au milieu de Call of Duty: Black Ops.

Il y a la longueur, l'abondance et la qualité médiocre des intermèdes cinématiques et autres occasions où le joueur se voit contraint d'assister passivement à des événements hors de son contrôle. Sur le plan de la direction d'acteurs et de l'emploi dramatique de l'espace, Bulletstorm s'avère compétent mais nettement inférieur aux standards fixés par les meilleures productions, et peine particulièrement à trouver un point d'équilibre entre le sérieux qu'il essaie tant bien que mal d'insuffler à son intrigue risible et l'humour outrancier qui lui va beaucoup mieux en général.

Et surtout, en regard du système de "skillshots" abondamment vanté, il y a la curieuse absence de mécanique de jeu substantielle en dehors des traditionnels "headshots" et des (moins habituels) coups de pied. Observez Bulletstorm tel quel durant ces premiers stades, et vous vous retrouvez devant un jeu d'action vigoureux et fluide, aux commandes impeccables et au retour sensoriel précis -- les hochements du canon et les regards dans la mire sont particulièrement réussis -- mais rien pour convaincre un joueur moyennement intéressé de passer huit heures à compléter sa campagne.

En tout et pour tout, l'ouverture de Bulletstorm est très problématique, et a de quoi mettre à l'épreuve la plus généreuse des indulgences. Mais qu'elle soit réussie ou non, la tentative d'investir le joueur dans la fiction avant de relâcher la tempête est louable, procure une certaine épaisseur et un minimum de raison d'être au carnage imminent, et donne surtout au joueur le temps de prendre ses aises et de se projeter dans un univers de bande dessinée où il est clair et net que les règles du vrai monde ne s'appliquent pas.

C'est une fois ces quelques stades franchis que les véritables forces du jeu commencent timidement à se dévoiler. Au-delà de certaines pointes satiriques et subversions légères -- la torture mentionnée ci-haut se revire de façon amusante contre les héros, et les directives concernant les opérations de base et les déplacements sont communiquées de manière agréablement rustre -- ce que révèle Bulletstorm en bout de ligne, c'est un fabuleux sens de l'"agace", ce petit chatouillement de frustration qui assure notre jubilation lorsque l'objet du désir est finalement obtenu.

Les éléments de jeu sont en effet introduits au compte-gouttes, mais de manière fort efficace lorsqu'ils le sont enfin. Comme il est coutume, chaque nouvelle mécanique bénéficie d'un court tutoriel dédié, mais le jeu se montre particulièrement apte à démontrer l'importance relative de chacune, laissant au joueur une bonne petite marge pour les tester ensemble ou individuellement. Si bien que lorsque le système de pointage et d'améliorations est finalement introduit, on sent avec délice que la marmite achève de mijoter. Le joueur sait très bien qu'il est sur le bord d'être "lâché lousse" avec les compétences qu'il vient d'acquérir, et le jeu s'amuse à ménager les attentes pour mieux les satisfaire. Et il ne déçoit pas.

Cactus, barils explosifs, trous sans fond et autres éléments de décor reconvertibles en instruments de mort prennent un tout autre sens lorsque leur usage est concrètement rémunéré par un "salaire" permettant de mieux garnir son arsenal. Plutôt que de contraindre le joueur à se tenir constamment sur la défensive et à préserver ses ressources, la difficulté de se mettre à l'abri et la très haute endurance aux balles du protagoniste l'encouragent à s'exposer, chercher activement les méthodes les plus inventives et tirer le meilleur parti possible de chaque nouveau meurtre. Les réactions des adversaires aux tirs encaissés, les bruitages grotesques et le pur facteur "abusif" des divers ustensiles de massacre sont en soi des récompenses parfaitement gratifiantes ; le système de pointage ne fait que leur attribuer un principe directeur, une dimension compulsive qu'il fait grand plaisir à découvrir et maîtriser.


Mais ce qui est le plus impressionnant de Bulletstorm, et qui le rend intéressant à jouer de bout en bout et même plus d'une fois, c'est que la complexification progressive du gameplay est loin de se limiter aux premiers tableaux. Très généreux en surprises, le jeu sait très bien quand introduire un nouvel outil (spores empoisonnés, plantes carnivores...), débloquer une nouvelle arme ou fonction secondaire, et présente constamment des aires de jeu touffues et multifonctionnelles, que le joueur se félicitera toujours d'avoir exploité pleinement. Et comme si ce n'était pas suffisant, bonheur des bonheurs, l'arrivée tardive d'une classe d'ennemis plus intimidants, qu'un jeu introduirait normalement pour intensifier le défi le temps de quelques niveaux -- je pense notamment au très ordinaire acte final d'Uncharted 2 -- donne ici lieu à l'un des passages les plus jouissifs et explosifs de la campagne, rafraîchissant l'intérêt au lieu de le saper comme il est d'usage.

En somme, lorsque les morceaux tombent en place et que tout fonctionne sur des roulettes -- ce qui n'est pas toujours le cas -- Bulletstorm ne se contente pas d'être le jeu d'action le plus continuellement intrigant depuis une sacrée lurette, mais donne la chance au joueur de renouer avec une expérience ludique que les développeurs de "shooters" semblent avoir négligé au cours des dernières années: lâcher son fou, se surprendre soi-même en explorant un système accrocheur, et vraiment s'amuser en cours de route. Le courant du jeu de tir modérément sérieux, ancré dans un certain réalisme, a eu le vent dans les voiles pendant un certain temps, mais s'est égaré quelque part entre les deux moutures de Modern Warfare, lorsque la frontière entre la représentation militaire et les conventions les plus invraisemblables du jeu vidéo ont commencé à se brouiller dangereusement. Bulletstorm, à cet égard, ne trompe personne et se réjouit de sa propre absurdité ; rendu au milieu du jeu, on repense à l'une des fusillades banales survenues au cours de la première heure, rappelant Call of Duty à son plus morne... et on rigole, en se laissant croire (sans trop s'en convaincre) qu'un tel contraste n'a pu qu'être délibéré de la part des concepteurs, dont la lassitude par rapport à l'état actuel du genre se fait sentir à la grandeur du produit.

Pour résumer la chose en des termes un peu plus cyniques: si Bulletstorm est un constat d'échec, force est d'admettre qu'il y aurait des manières beaucoup moins excitantes de sombrer dans l'insignifiance.

J'ai déconstruit abondamment les particularités de Bulletstorm sur le plan du gameplay, mais tant qu'à avoir maintenu votre attention jusqu'ici, autant bien aborder ses aspects un peu plus superficiels, à commencer par l'imagerie. Il ne fait aucun doute que les développeurs People Can Fly, avec le soutien financier d'Epic, disposaient des technologies graphiques les plus avancées du moment, et qu'ils n'ont pas contourné la chance d'en mettre plein la vue (bien que le rendu et l'animation des visages soient carrément arriérés). Mais plutôt que de mêler tous les tons possibles en une bouillie générique et incohérente -- bonjour Killzone 3 -- ou d'enchaîner les morceaux de bravoure explosifs sans le moindre sens esthétique, Bulletstorm bénéficie d'un look distinct, exotique et admirablement soutenu. Couleurs éclatantes, liquides et matériaux insolites, panoramas d'une étendue et d'une beauté à couper le souffle ; outre quelques passages souterrains et autrement plus renfermés, Bulletstorm fait preuve d'un panache notable et injecte un authentique parfum de fraîcheur visuelle dans un catalogue de jeux d'action où de telles vertus se font de plus déficientes, rejoignant sur ce point Enslaved: Odyssey to the West et très peu d'autres exemples récents.

Au niveau de l'écriture, il ne faut pas se leurrer: le scénario de Bulletstorm est d'un ridicule consommé, aux enjeux pauvres et aux conventions fatiguées, et aucun joueur âgé de plus de seize ans ne serait très fier d'en présenter un passage à ses parents ou à sa douce moitié. Cela vaut autant pour les moments d'"intensité" puérile que pour les tentatives d'humour désespérément inégales. Néanmoins, ce qui rend l'aspect narratif du jeu tolérable, voire franchement appréciable par moments, c'est l'enthousiasme inhabituel que les acteurs appliquent à leurs prestations vocales. Le nombre restreint de personnages parlants (quatre) aide bien sûr à leur procurer une identité correctement définie, mais aussi à instaurer une dynamique amusante et une certaine tension donnant lieu à quelques développements intéressants. Contrairement à la grande majorité des "shooters" récents, le joueur n'aura que très rarement l'impression de talonner contre son gré des partenaires indésirables -- les compagnons accélèrent d'ailleurs le pas lorsqu'il choisit de "sprinter" entre les affrontements, détail mineur mais tout à fait bienvenu -- et se prendra peut-être même à anticiper avec plaisir le prochain échange de répliques sarcastiques.


Lorsque l'énergie des performances coïncide avec une écriture plus subtile, quelques très bons gags parviennent à faire mouche, les meilleurs étant généralement les moins explicitement vulgaires. Mais les instants scénarisés les plus réussis de Bulletstorm, et sans aucun doute les plus inspirants pour qui s'intéresse au design de jeu vidéo, sont les occasions mémorables ou simplement réjouissantes où les environnements participent à la création d'un effet comique. La traversée barbare d'un nid de dinosaure, initiant plusieurs réparties savoureuses ; une réaction en chaîne tonitruante, d'une ampleur sans bon sens, alors que les protagonistes auraient eu tout avantage à rester discrets ; et cet épisode, sans doute mon préféré, où une évasion peu réfléchie amène le héros et son comparse robotique à tourner en rond lamentablement ("The room wasn't on fire the first time!"). Ces incidents et bien d'autres, assez espacés pour éviter la redondance mais assez nombreux pour constituer une force indéniable de l'ensemble, s'avèrent d'une efficacité humoristique peu commune dans un médium réputé pour la difficulté d'obtenir un tel résultat. Ils démontrent surtout un sens du jeu et une intelligence véritable de la part des concepteurs, en plus de prolonger la visée globale de Bulletstorm, à savoir de combattre l'ennui par tous les moyens.

Certains chapitres tardifs, comme le retour sur le croisé interstellaire abattu en début d'histoire, étirent un peu la patience en étant assez pauvres en événements et affrontements intéressants. De la même manière, chaque fondu au noir signalant sans élégance l'arrivée d'une nouvelle "cutscene" risque d'entraîner un léger soupir de frustration. Mais de façon générale, au même titre que ses éléments ludiques déployés par couches successives, la campagne de Bulletstorm comporte une courbe d'intensité très bien dosée, relâchant la cadence par endroits pour mieux la faire exploser par la suite. La diversité des situations, l'éventail de lieux et surtout la continuité temporelle du récit contribuent tous à rendre l'expérience captivante et somme toute très harmonieuse, aidée bien sûr en cela par un combat toujours aussi riche en opportunités.

La meilleure chose qu'on puisse dire de Bulletstorm, c'est qu'il ne "feel" comme rien d'autre que Bulletstorm. C'est un jeu qui n'a pas peur d'affirmer une identité musclée, perverse et débridée, dans un genre où l'identité est une denrée de plus en plus rare. Mieux encore, c'est un jeu qui, lorsqu'il finit par s'atteler à la tâche et révéler sa vraie nature, parvient au bout de ses promesses ; à la fois celles que ses publicités ont laissé présager que celles qu'il formule à l'interne. Quand bien même qu'une oeuvre, peu importe son médium d'origine, ne soit pas la chose la plus révolutionnaire du monde, il n'y a rien de tel qu'un objet amenant son projet à terme. Bulletstorm, certes moins que bien d'autres, en est un exemple modéré mais très satisfaisant.

En gros, jouez donc à Bulletstorm. Ça déménage, ça fait du bien, et ça fait changement. C'est complètement idiot, parfois épeurant dans son imbécilité, mais c'est fait avec talent et baigné d'un amour palpable, autant pour la tradition du genre dans lequel il s'inscrit que pour le joueur qu'il est très déterminé à faire jouir de toutes les manières. Oubliez vos tracas, et laissez-vous embarquer dans son divertissement excessif et revigorant. Qui sait, peut-être que ça vous aidera à revenir sur terre par la suite.

1 réflexion au sujet de “Pourquoi Bulletstorm”

  1. Dans les années 90, y'avait des millions de scroller shooter qui sortaient. Des trucs comme R-Type par exemple. Il y en avait des centaines. Puis, les japonnais ont commencé à sortir des parodies-shooter. Des trucs complètement fou comme Air Zonk ou des parodies de XEVIOUS avec des crottes, etc.

    Bulletstorm, ça me fait vaguement penser à ça.

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