Dans ma consommation de jeux vidéo et dans la vie en général, j’ai un certain parti pris positif pour ce qui se fait dans l’indépendance créative. But That Was [Yesterday], dont j’ai parlé dans mon dernier billet, en est un exemple de bonne qualité (One Chance en est un autre), mais j’ai souvent pris la défense ou donné le bénéfice du doute à des titres bourrés de problèmes sous seul prétexte qu’ils essayaient quelque chose d’inusité. Pour tout dire, je crois que mon jugement est tellement biaisé face à tout ce qui ressemble de près ou de loin à un « art-game » qu’il faudrait éviter de le prendre trop au sérieux. Heureusement, il sort une fois de temps en temps un petit quelque chose qui me rappelle que je suis encore capable d’un minimum de sens critique.
Pathos est la définition même d’un « petit quelque chose »: un jeu qui se complète en une dizaine de minutes, pondu en 48 heures durant l’une de ces nombreuses compétitions-éclair pour développeurs amateurs (ici le dix-neuvième Ludum Dare), disponible dans une fenêtre de votre navigateur Internet préféré. En surface, il possède aussi tous les attributs que je suis habitué d’apprécier, et auxquels plusieurs fanatiques de jeux indépendants ont sûrement pris goût avec le temps: un design graphique stylisé, une histoire ayant ses racines dans le vrai monde, et une volonté rapidement dévoilée d’aborder une thématique un peu sombre. Pourtant, ça ne lève pas. Il manque quelque chose. Et je soupçonne qu’il lui manque notamment une qualité que bien des indépendants possèdent selon moi à l’excès: de l’humilité.
Le thème que Bit Battalion ont voulu explorer dans Pathos est la distance séparant le manipulateur d’un jeu de son avatar virtuel. Un concept qui n’est pas exactement nouveau, mais qui peut toujours trouver des moyens de nous surprendre. Si ce genre de prémisse vous intrigue, je vous conseille de l’essayer à l’instant.
Maintenant que vous avez la tête pleine du génie de Pathos, essayons de comprendre un peu mieux ce à quoi nous avons affaire. Il m’apparaît assez évident que les nombreuses interruptions réservées aux interventions verbales du protagoniste, ainsi que l’impossibilité d’accélérer le défilement du dialogue, sont des manières intentionnelles de renforcer l’expérience et l’identité propres du petit personnage. La participation minimale requise du joueur attire nécessairement l’attention sur la terreur de l’avatar, par ailleurs plutôt bien rendue. Mais le jeu a beau soutenir un rythme et un ton dramatique assez absorbant, sa conduite se fait au détriment de l’implication personnelle du joueur, et par extension à sa volonté de suivre les instructions.
C’est la nature humaine que de résister à la manipulation, surtout si elle provient d’une source désincarnée telle qu’un jeu électronique. Si vous êtes comme moi (et comme bien des gens qui ont mis en mots leur réaction à la chose), vous aurez senti la main lourde vous dirigeant à travers Pathos, et aurez tenté de désobéir aux ordres. Vous aurez perçu l’angoisse du petit garçon pour ce qu’elle est, c’est-à-dire bien distincte de vous, tandis que votre propre esprit aura été ailleurs, occupé à chercher des alternatives qui n’existent tout simplement pas. Et lorsqu’on vous aura donné le contrôle direct de l’entité maléfique terrorisant le héros, vous aurez soupiré ou autrement exprimé votre mécontentement, vaguement conscient de la signification du revirement, mais incapable de le ressentir en profondeur. Le cheminement qui mène à cette conclusion est simplement trop poreux et rudimentaire pour choquer autant que voulu (et il ne fait aucun doute qu’ébranler la conscience était l’effet désiré, si on se fie à l’invitation immédiate de partager le jeu sur Facebook et Twitter).
Cette façon de percevoir l’inefficacité dramatique de Pathos est évidemment personnelle et discutable. L’hypothèse du simple récit de cauchemar est valide, et je n’aurais aucun problème à le voir comme une petite expérience émotive habilement condensée et sans grande prétention… si ce n’était de la manière dont les développeurs ont répondu à sa réception très polarisée.
En moins de 24 heures suivant sa mise en ligne, le membre de l’équipe nommé « Sash » avait déjà pondu un billet de blog résumant la réaction publique à sa nouvelle création. Et s’il prenait la peine d’y recueillir les points de vue opposants, son but était principalement de les réfuter en donnant raison aux commentaires les plus partials ; ceux qui avaient COMPRIS ce qu’il essayait de faire. Le problème, c’est qu’il y a une différence entre accorder une place à la critique, et engager un dialogue sincère avec celle-ci. Sous la forme qu’il a choisi d’y répondre, Sash paraît complètement satisfait par le résultat de sa provocation nébuleuse (et assez vaine, si vous voulez mon avis), et semble surtout placer l’arrogance de sa démarche intellectuelle au-dessus de toute nécessité d’enrichir ou d’émouvoir. C’est ce que j’appelle s’exciter le gros nerf un peu vite.
Bien sûr, le faible investissement que requiert Pathos atténue de beaucoup la frustration qu’il pourrait entraîner chez certaines personnes. Le jeu ne coûte rien, ne demande au mieux qu’une attention distraite, et son parcours prend moins de temps à compléter que la lecture de cet article. Il a aussi été, je le rappelle, entièrement créé en moins de deux jours, ce qui reste toujours un exploit impressionnant. C’est pourquoi je considère que son expérience demeure quand même intéressante, ne serait-ce que pour se rappeler qu’il ne suffit pas que d’un bon concept et de beau graphisme pour accoucher d’un jeu réussi, aussi compact soit-il. Il faut du coeur, une bonne raison de le faire, et la volonté de prendre les joueurs pour autre chose que les cobayes de sa petite lubie. Les prototypes expérimentaux auront toujours leur place, mais ce ne sont pas les tests scientifiques qui font les ouvrages mémorables.