Mon royaume pour un peu de répit - Une histoire de Demon's Souls

J'ai terminé une première fois Demon's Souls, le jeu de rôle et d'action réputé pour sa difficulté extrême. Le jeu est beaucoup moins long à compléter que j'avais prévu, mais il est certainement aussi intense que tout le monde a pu dire, et j'ai rarement senti mes compétences de joueur subir un aussi rude exercice. Cela dit, ce fut une expérience incroyablement stimulante à un tas de niveaux, et je crois être loin d'en avoir bien fait le tour.

En attendant de jouer un peu plus et de commencer à travailler sur un article plus général, j'ai décidé de vous donner un aperçu de la chose en racontant dans le détail un passage marquant de mon aventure. Il s'agit d'un des très nombreux épisodes mémorables que j'ai vécu au cours de cette dizaine de jours, mais je pense qu'il est assez représentatif de ce qui rend Demon's Souls aussi éprouvant, complexe et passionnant.


L'histoire se déroule à la troisième et dernière section du Palais de Boletaria, le premier ensemble de niveaux qu'introduit Demon's Souls. Depuis le tout début de mon périple que le jeu me nargue avec la présence d'un dragon dans les environs ; je l'ai vu traverser le ciel et rugir dans les cinématiques d'ouverture, roupiller sur une colline lointaine lors d'un rare moment détendu, et s'acharner à me brûler vif lors de mes périlleuses traversées des sommets de la forteresse. Je sais que je finirai par régler mes comptes avec lui, et cette histoire culmine avec cette rencontre ultime. Mais pour bien donner la mesure de la tension générée par cet affrontement hors du commun, il faut commencer quelques heures avant.

Le niveau qui précède le face-à-face avec le dragon n'est pas évident à passer, mais il n'est pas très long, et rendu à ce point j'en ai vu bien d'autres. Le trio d'archers qui m'y accueille est plus agaçant qu'autre chose, mais ce qui les suit fait honneur aux habiletés que j'ai développé jusqu'ici: dans un espace étroit, obscur et vertical, le jeu me lance un petit assortiment d'adversaires très coriaces. Après environ une heure de pratique, il m'arrive encore de faire des gaffes un peu gênantes, mais il me suffit de rester aux aguets et de miser sur quelques techniques fiables pour m'en sortir à peu près indemne. Comme à chaque section de jeu conquise depuis le début, Demon's Souls me procure la satisfaction d'un travail bien fait.


Sans surprise, le segment le plus difficile de ce court tableau implique de bien calculer ses déplacements pour éviter le souffle incendiaire du dragon. Petite variation cependant: tandis que la bête reprend sa respiration, je dois traverser une longue passerelle étroite tout en esquivant les halbardes et les projectiles de deux gros bouffons, qu'il serait un peu fou d'essayer de vaincre alors qu'on a le feu aux fesses. Demon's Souls a une manière franchement narquoise de rajouter une mince couche de défi juste au moment où on commence à être confortable.

Je succombe à l'obstacle à quelques reprises, comme je l'ai fait très souvent depuis une trentaine d'heures, et je commence à décourager. C'est alors que je me rappelle du "voile aqueux", un sortilège de protection dont je ne me suis jamais servi jusqu'à présent. Je vais donc rapidement ajuster ma banque de sorts, j'échange l'anneau de "grande force" contre celui de résistance aux flammes (compromettant ainsi ma mobilité), et je retourne au point redouté.

Il n'y a vraiment qu'une chose à faire maintenant. J'active le voile, je prends une grande bouffée d'air... et je franchis la bande sans la moindre brûlure!


Dans la tour où je me réfugie de l'autre côté, un lézard de cristal -- toujours porteurs de précieux minéraux -- s'enfuit en m'apercevant. Peu importe si je brise mon falchion en le heurtant maladroitement contre les murs de pierre ; j'ai travaillé fort pour me rendre jusque-là, et je ne laisserai certainement pas ce frétillant petit camarade s'enfuir avec mon butin. Sur les remparts derrière moi, j'entends les bouffons agoniser sous les flammes.

Je gravis quelques marches, sors de l'abri, et j'aperçois le dragon s'envoler pour d'autres cieux. M'avançant à pas légers (mais nerveusement, comme toujours en territoire inconnu), je tourne le coin, et découvre le prochain obstacle à dompter: un grand escalier, jonché de cadavres, balayé sporadiquement par les flammes de la bête sur son nouveau perchoir. Je tremble déjà.

Biorr, le vaillant chevalier que j'ai libéré plus tôt (et à qui je dois une fière chandelle pour son assistance contre le "boss" précédent), va et vient dans les marches, avalant un torrent de flammes après l'autre. Il me hurle de ne pas m'en faire, qu'il a la situation sous contrôle... Je voudrais bien le croire, mais rien ne se fait jamais tout seul dans Demon's Souls. On a beau retarder le moment décisif, tôt ou tard il faut rentrer dans l'action pour faire avancer les choses.

Sans prendre la moindre précaution, je m'élance dès que je crois sentir un intervalle suffisant. Je m'écroule lamentablement avant même d'avoir pu tenter une retraite.


Pour être honnête, je commence à être un peu épuisé. Même si j'ai commencé ma séance en repassant tranquillement dans les niveaux que j'ai déjà conquis, je joue depuis environ six heures, et il y a une limite au temps qu'on peut passer à endurer un jeu aussi hostile que Demon's Souls. Mais malgré tout, un mélange d'orgueil et de curiosité me pousse à aller de l'avant ; je DOIS continuer.

En guise de pause, je vais consulter rapidement le site "wiki" du jeu, et je confirme ce dont j'avais déjà entendu parler: ceci est bien le dragon qui ne s'éteindra qu'après avoir reçu environ 500 projectiles. Je n'ai pas tiré une seule flèche de ma partie, mais j'en ai accumulé beaucoup ; juste assez pour une tentative réussie. C'est le moment ou jamais de jouer le tout pour le tout, et dans le pire des cas je me rabattrai sur mon fidèle sortilège électrique. D'ailleurs, qu'est-ce qui pourrait bien tourner mal?


Je reviens donc à la lumineuse "Nexus", le seul endroit du jeu qui me permet de me sentir en sécurité (bien qu'une oppressante partition satanique se soit emparée des lieux depuis que Yurt, le serviteur de Mephistopheles que j'ai relâché par inadvertance, a commencé à en trucider un à un les occupants durant mes absences). Je me déleste des poids superflus et récupère mon arc et mon arbalète dans la réserve de Thomas, qui n'a rien d'autre à faire que veiller sur mes surplus depuis qu'il a fui le monde des vivants. Je passe un bonjour rapide au sage Freke et à Saint Urbain, question de m'assurer que mes sorts et miracles sont bien choisis. Puis j'accoste en coup de vent l'énigmatique "femme en noir", aux yeux recouverts de cire, simplement pour me rappeler combien d'âmes je dois rapporter pour acquérir un point d'habileté.

Ces mystérieux pourvoyeurs de services sont les lueurs qui me rappellent que ma contribution est appréciée. Le jeu me laisserait m'attaquer à eux si je le désirais, mais je retiens mes sournois desseins ; pourquoi gaspiller mes seuls amis dans ce monde sans espoir?


Je retourne au Palais, rempli d'une confiance rare. Cette fois-ci, je n'essaierai même pas de terrasser tout le monde sur mon chemin ; c'est trop long, le risque est encore trop élevé, et ma priorité immédiate est d'en finir avec la sale bête. Je réussis cette traversée "pacifique" au deuxième essai, et je me sens en parfaite maîtrise de mes moyens. Arrivé au pied des escaliers, j'attrape au vol une pensée qui m'est souvent venue au cours de ma partie: cette fois-ci, ce sera la bonne. Mais on n'est jamais sûr de rien dans Demon's Souls...

Je prépare mon sortilège et mon anneau de protection, j'observe attentivement le parcours des flammes, je choisis mon moment, et je fonce. En moins de temps qu'il ne faut pour dire "supercalifragilistique", je me retrouve en sûreté dans un renfoncement au milieu des marches. Biorr, brave mais pitoyable, continue d'essuyer les flammes derrière moi. Je suis honnêtement un peu déçu par un succès aussi aisé...

Que faire maintenant? Commencer tout de suite à canarder l'animal? Maintenant que je suis parvenu plus loin que jamais auparavant, pourquoi ne pas m'enfoncer un peu plus profond encore? Étrangement calme alors que l'énorme créature continue de mugir au-dessus de moi, je pénètre dans le château, et j'affronte le "spectre noir" qui m'y attend ; c'est Ostrava, le chevalier errant que j'aurais dû achever vingt heures plus tôt. L'affrontement est mouvementé, probablement assez exigeant, mais il se déroule sans anicroches notables. Je joue bien, mais j'ai l'esprit ailleurs. Spécifiquement: à l'extérieur, trônant au-dessus de l'entrée.


C'est une situation très particulière. Biorr continue de souffrir le martyr, inlassablement. Convaincu que le jeu me punira de rester à l'endroit trop sécuritaire où je me trouve, je prends malaisément place au milieu de l'escalier. Je prends pour cible la tête du dragon enragé, et j'envoie un premier projectile ; aucun moyen de savoir s'il a fait mouche. Il y a trop de bruit pour être certain du signal sonore, et la bête remue déjà trop pour accorder la moindre signification à ses réactions physiques. À rester là à tirer au hasard, je finis par entrevoir sa barre de vie assez nettement et souvent pour avoir l'impression de la vider tranquillement. Je me dis que je suis sur la bonne voie.

Biorr finit par succomber aux brûlures. Il fallait bien que son calvaire finisse, le pauvre. J'irais bien fouiller sa dépouille, mais le dragon a commencé à tourner ses attentions vers moi, et je ne me sens plus tellement bienvenu. Recevant un premier souffle en plein visage et me dérobant au second par la peau des fesses, je reviens aux portes du château, d'où j'avais été sûr de ne pas pouvoir livrer de dommages. J'envoie un carreau, et j'aperçois le petit nombre jaune qui me confirme la touche. Mais surtout, comble du bonheur (et de la confusion): aucune réaction de la bête. Elle demeure aussi impassible qu'un enfant sur le Prozac. Un peu d'accalmie après toute cette fureur fait du bien. Surprend, même.

Me voilà donc parfaitement installé pour continuer la lente mitraillade. À moins d'arriver malencontreusement à bout de munitions (ce qui a quand même de fortes chances d'arriver), tout ne peut que bien aller.

Jusqu'à ce qu'on m'annonce qu'il y a un intrus dans mon univers.


Demon's Souls, voyez-vous, se joue en ligne. Il est facile de l'oublier quand on est plongé dans une séquence particulièrement intense, mais les signes des autres joueurs se faufilent un peu partout, sous formes de traces fantômatiques. Mais des très nombreuses choses qu'on pourrait dire sur ce fascinant système, c'est le concept assez particulier de "l'invasion" qui me concerne ici ; plus précisément, la possibilité de faire irruption dans la partie d'un autre joueur, et tenter de lui enlever la vie pour retrouver la sienne.

Comme j'ai passé la majorité du jeu sous forme "spirituelle" (une sorte de "mort intermédiaire" qui permet de continuer sa partie en l'échange de quelques handicaps), je n'ai pas eu très souvent affaire à cet aspect du jeu en ligne. Assez pour vivre une variété de moments surprenants et intéressants, mais pas suffisamment pour y penser à ce moment légèrement crucial. Croyez-moi, je n'ai jamais autant regretté d'être "en vie" dans un jeu électronique.

Que pouvais-je faire dans cet instant de panique? J'ai oublié le nom de l'intrus, mais je me souviens qu'il était intimidant. Donc, continuer d'envoyer des éclairs magiques et lui laisser une chance de repérer ma position? Mauvais argument: le dragon est déjà perché au plus haut point possible, et ne laisse aucun doute sur l'état de ma progression. Heureusement que je n'ai pas pris le temps de nettoyer le niveau avant de me rendre jusqu'ici!

Au diable! Peut-être que l'intrus n'a jamais terminé ce tableau-là! Peut-être qu'il ne connaît rien à la disposition des ennemis, et qu'ils s'occuperont de lui en un rien de temps. Je recommence donc à tirer des projectiles, aussi rapidement et fébrilement que possible... jusqu'à ce que la bête se remette à cracher des flammes.

Ça y est, que je me dis ; le mystérieux adversaire est en train de gravir les marches. Il s'en vient cueillir mon âme, et je vais tout perdre ce que j'ai mis dans cette tentative qui devait être la bonne.


Comme il est impossible de faire "pause" dans Demon's Souls, je me précipite dans le menu d'ajustements. J'aurais dû le faire il y a quelques minutes déjà, mais je dois absolument modifier mon équipement pour retrouver un peu de mobilité et avoir la moindre chance de remporter ce combat singulier. Je "pitonne" trop vite, et je fais des erreurs ; j'échange le mauvais anneau, je place mes baguettes magiques dans les mauvaises mains, et Dieu sait quelle autre bêtise. J'en oublie même de vérifier mes articles de guérison. Pendant ce temps, la silhouette de mon rival se dessine contre les nuages, au sommet des escaliers. Il porte une armure lourde et un bouclier aussi grand que lui.

J'ai dû crier. Je suais certainement, et j'avais les pieds glacés. Pétrifié par la terreur, le rythme cardiaque en furie. L'autre lance un premier coup ; je l'évite lourdement d'une roulade maladroite, encombré par mes mauvaises décisions. Cette première esquive donnerait le ton du reste de l'affrontement: hésitant, irrationnel, pénible. Coups mal jaugés, sortilèges manqués, mouvements erratiques. De toute évidence, mon adversaire ne savait pas plus ce qu'il faisait que moi. Mais il s'était rendu à ce point très avancé dans le jeu, ce qui voulait dire que nous partagions au moins une chose: une compréhension et une maîtrise partielle de ses mécanismes, longuement exercées contre la machine, puis soudainement ébranlées par le contact avec un autre humain. Pour une des rares fois de ce voyage éprouvant, mon succès ne dépendait pas que de ma seule volonté.

J'ai gagné ce combat imprévu et mal préparé. Je ne sais pas comment ni après combien de temps, mais j'ai gagné, et c'est vraiment tout ce qui compte. J'ai sauvé ma peau, et c'est bien tant mieux parce que la perte, de temps et de ressources, aurait été beaucoup plus grande pour moi que pour lui. Retourner chatouiller le dragon de mes ridicules projectiles (car je n'avais pas oublié le but ultime de mon entreprise) fut un véritable PLAISIR après ce que je venais de vivre. Mais il restait un petit fond d'angoisse.


Et savez-vous le pire? Un deuxième intrus a essayé de me dire bonjour tandis que la vie de la bête s'épuisait tranquillement (il en restait à peu près le quart). Cette fois-là, cependant, j'ai su comment me préparer, et le déroulement fut assez différent: positionné en surplomb de l'entrée, j'équippai un anneau de dissimulation, et j'attendis patiemment les rugissements du dragon, signe assuré de son approche. Deux tentatives et il succomba ; le pauvre bougre aurait dû se choisir un terrain de jeu moins enflammé. Mais ça n'enlève rien à la trépidation vive que m'inspira cette brève attente, et à la fierté (ou la déception) bien réelle que j'aurais éprouvé si un deuxième affrontement avait dû avoir lieu.

Je finis d'achever la bête à petit feu, et je fus récompensé d'un ouragan d'effets sonores et lumineux (en plus de trois tonnes de points pour augmenter mes attributs, évidemment). Plus que la satisfaction d'une tâche bien accomplie, c'est un authentique soulagement que je sentis à ce moment ; silence, calme, sérénité. J'aurais pu revenir en courant jusqu'à l'entrée, me téléporter jusqu'à la "Nexus" ou même tenter le VÉRITABLE "boss" du niveau, qui attendait à quelques centaines de mètres. Mais je décidai de reprendre mon souffle et de célébrer ma victoire en trottinant, tranquillement, sur les lieux que j'avais réussi à dompter. L'intrus de tout à l'heure avait fait le ménage dans le reste du tableau ; il fallait bien quelqu'un pour marcher sur les carcasses!


Demon's Souls est certainement un jeu de grands risques et de grands investissements. C'est le contrat implicite qu'on accepte quand on choisit d'y prendre part. Mais c'est aussi un jeu de grandes récompenses émotives, comme celle que m'a fait vivre l'épisode que je viens de raconter. J'aurais pu absolument regretter le déroulement de cette séquence, maudir le jeu et risquer de ne plus y revenir après. Mais quelque chose me dit que, même en cas d'échec pitoyable, j'aurais pu décider de le reprendre plus tard, de m'y atteler pour de bon, et de jouer à nouveau avec le feu, car c'est la possibilité jamais trop lointaine de la réussite qui nous fait y revenir malgré toutes ses punitions.

Heureusement, l'enchaînement des événements en a fait une expérience de jeu dont je vais me souvenir longtemps ; que d'autres joueurs aient contribué à la formation de ce souvenir, même sans le savoir, est encore plus formidable.

7 réflexions au sujet de “Mon royaume pour un peu de répit - Une histoire de Demon's Souls”

  1. cool ton "roman" franchement, ça illustre bien le côté euphorisant du jeu (surtout quand on réussit là où on a échoué lamentablement à l'essai précédent). Continue à écrire

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  2. waouw c'est le seul mot qui me vient c'est super bien écrit et raconte bien ton histoire dans le jeu.Je joue aussi a demon's souls mais je n'est pas encore eu le courage de m'attaquer a cette bete =)

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  3. Et en passant, ton article était vraiment intéressant. J'étais rendu pris dans l'histoire dès les premiers paragraphes. Ça se lis comme un roman!

    Armored Core?? C'est pas le jeu sur Xbox qui se joue avec le controleur spécial avec genre 100 pitons dessus qui représente un véritable dashboard de robot géant mecha?

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  4. Ils ont fait... 3D Dot Game Heroes! Ça peut avoir l'air bizarre de même, mais pour en avoir joué plus que la moitié je pense que ça fait ben du sens.

    Ils ont aussi fait entre autres les jeux/séries Tenchu, Armored Core et Enchanted Arms (et Lost Kingdoms au Gamecube). Personnellement j'essaierais bien Ninja Blade, mais j'ai surtout hâte à leur prochain, qui sera apparemment dans la veine de Demon's.

    (merci pour le jump, ça en avait ben besoin)

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  5. C'est vraiment trop fucké ce jeu là. C'est hot, mais jamais je pourrais jouer à un truc comme ça.

    C'est quel studio qui fait ça? Qu'est-ce qu'ils ont fait d'autres que je pourrais potentiellement essayer?

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